J’ai tort ?
Le 25 juillet 2019, Avignon
Dans notre Duo Juan, nous essayons d’entraîner le public dans un tourbillon, une sorte de « road movie » joyeux et désespéré. Il est donc presque toujours éclairé, ce public, et nous pouvons nous adresser bien souvent à lui, les yeux dans les yeux.
Dans l’Acte 4, je dis, ou plutôt Dom Juan dit, en direction de son père qui sort : Eh ! Mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire ! Et je rajoute, en m’adressant concrètement à un spectateur, comme pour me justifier : Il faut que chacun ait son tour et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leur fils.
Et bien, à ce moment précis, ce spectateur me répond en laissant échapper un très sonore : Rrrrro ! Sans le savoir, ce dernier vient d’endosser le rôle de Sganarelle…Je m’avance donc vers lui, tranquillement, sans le quitter des yeux et j’enchaîne avec ma réplique suivante: J’ai tort ? Et lui, il continue à « jouer » en acquiesçant cette fois d’un signe de tête du haut vers le bas comme pour me dire : Oui Monsieur, vous avez tort... Je me rapproche encore de lui et je réitère ma question mais de manière plus véhémente cette fois : J’AI TORT ?
Et là, face à cette insistance, le spectateur se ravise (exactement comme Sganarelle dans le texte) en faisant, cette fois, un signe de tête de la gauche vers la droite comme pour me dire : Non… vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit…
Et il aurait presque pu rajouter, une fois la menace éloignée : Ô complaisance maudite ! A quoi me réduis-tu ?
Eloge de la sérendipité !
Mai 2019, Alès
Nous sommes arrivés à Alès, au Lycée Jean-Baptiste Dumas, avec voiture et remorque. La documentaliste nous a remis la clé de la salle polyvalente du Lycée et nous l’avons transformée, en quelques heures, en un petit théâtre pouvant accueillir 175 spectateurs. Il ne nous faut pas grand chose : une prise de courant (16 ampères) et des chaises que nous disposons à notre convenance. Libres et autonomes : le rêve !
Pendant la représentation, à l’Acte 5, au moment du monologue de Sganarelle (« tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ») Rafaèle rajoute, ivre de colère : Non, il n’y a pas de lumière, pas de musique : c’est pas le spectacle de Sganarelle ! Et là, à ce moment précis : noir total ! Les plombs de la salle viennent de sauter. Les 16 ampères n’ont pas résisté…Mais personne ne s’affole. Tout le monde continue, dans le calme : Rafaèle son monologue, imperturbable ( … « les pauvres ont de la nécessité »…), Noémie, notre musicienne, est au Tom bass (…Bam, Bam…Bam, Bam…), Jules, notre technicien, sort discrètement de la salle à la recherche d’un hypothétique tableau électrique et moi, je jouis de ce moment présent avec intensité, trouvant magnifique ce texte de Sganarelle, dans le noir, juste à l’oreille…A la fin de son monologue, j’ouvre une porte technique latérale, donnant sur la cour du lycée : un rai de lumière du jour pénètre dans la salle, et éclaire Sganarelle, qui s’exclame: « Monsieur, c’est le ciel qui vous parle et c’est un avis qu’il vous donne ! »
Là, je n’ai plus qu’à m’adresser directement à lui (au ciel), dans la cour, en hurlant joyeusement : « Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement s’il veut que je l’entende !! »
Puis, je claque la porte, Jules vient de trouver le tableau électrique, la lumière revient et le spectacle continue. Le commandeur se dresse, dans une lumière artificielle, Dom Juan meurt étonné (frappé par la foudre donc…), Noémie chante, Sganarelle la rejoint et chante avec elle. Noir final.
Il n’y a pas de plus belles trouvailles au théâtre que celles qui jaillissent du plateau, presque par hasard, celles qui s’imposent d’elles même, sans volontarisme…Alors, l’après midi, pour la seconde représentation, nous l’avons réitérée, cette panne de courant, pour tenter de renouveler cette expérience de la…sérendipité !
Un élève (r)éveillé !
Avril 2019, Lyon
Entendu, à la sortie d’une représentation scolaire de Duo Juan, un élève, joyeux et étonné, s’adressant à son enseignante :
- Madame, Madame, vous savez quoi ? J’ai même pas dormi !!
On n’aura donc pas tout perdu…Vive le théâtre qui éveille… et qui réveille !
Un chien, un diable, un ….charo !!
Avril 2019, Lyon
En amont des représentations de Duo Juan au théâtre du Parc à Andrézieux-Bouthéon, j’ai rencontré de nombreux collégiens et lycéens. A cette occasion, j’ai découvert, avec stupéfaction, des termes qui étaient visiblement rentrés dans le langage courant de mes jeunes élèves, tant ils revenaient souvent.
A la question : comment qualifieriez-vous aujourd’hui un séducteur ? Une réponse jaillissait : un chien !
Bien, bien bien… donc, pour certains, le séducteur était immédiatement catalogué du côté de la bête, de l’animal…Je leur précise, à ce moment là, que c’est exactement de cette manière que Sganarelle, le Valet, qualifie Dom Juan, son Maitre, dans la première scène la pièce ! Il le décrit comme « un chien, un diable, un hérétique… ». Et j’ajoute, de manière plus énigmatique, que c’est aussi comme cela que l’Abbé Roullé décrit Molière dans un pamphlet célèbre adressé à Louis XIV, après la première représentation de Tartuffe : « un démon vêtu de chair ». Mais c’est une autre affaire…enfin pas tout à fait, puisque je suis intimement convaincu que les deux affaires sont liées !
Bref, revenons à notre séducteur. Un autre terme est revenu souvent pour le désigner :
- Un charo !
- Moi (stupéfait) : Comment vous dites ? Un charo ? Ça vient d’où ? De charognard ?
- Lui : J'sais pas moi….Un charo, un chien quoi !
- Moi : Ah oui, un chien, je connais, depuis peu…Mais, tu sais ce que c’est un charognard ?
- Lui : Non…
- Moi : C’est un animal qui se nourrit des cadavres des autres animaux, qui se nourrit de chair morte…
- ….
Et dans ma tête, en poursuivant cette métaphore, j’arrivais donc à la conclusion que le séducteur, pour mon lycéen, considérait le corps de sa proie (de la femme) comme…de la viande !
Fort heureusement, cette conclusion effrayante n’était pas partagée par l’ensemble de la classe. Et je rajoutais, comme pour en rassurer certains, que ce qui m’intéresse chez Dom Juan, ce n’est pas tant le séducteur que l’homme libre, capable de s’affranchir des dogmes et des certitudes de son époque, et visiblement, il y a encore du travail !
Le Pauvre… d'hier et d'aujourd'hui !
Mars 2019, Saint Priest
Vous connaissez la scène du Pauvre dans Dom Juan ? Vous savez, quand Dom Juan propose au croyant un Louis d’or à condition qu’il jure ? Eh bien, cette scène n’a été jouée qu’une seule fois du vivant de Molière, dans sa totalité. Dès le lendemain, le 16 février 1665, à la seconde représentation, il a supprimé les sept dernières répliques de la scène, sans doute pour ne pas revivre l’interdiction de son premier Tartuffe… Dom Juan donnait maintenant son Louis d'or au Pauvre sans essayer de le faire jurer.
Aujourd’hui, je dis aux élèves, que je rencontre en amont des représentations, que nous la jouons, cette scène «interdite » et je m’amuse à les placer dans la situation diabolique proposée par Dom Juan : se renier, mettre de côté ses croyances dans une situation de détresse (la faim et la pauvreté) et accepter le Louis d’or ? Ou le refuser et rester dans le dénuement ? Le débat qui suit est passionnant et loin de moi l’idée d’aller porter un jugement sur leurs réactions.
Souvent, une expression est revenue dans la bouche de mes jeunes spectateurs, une expression « pavlovienne » pour certains, ou ancrée dans une mémoire plus ancienne et plus complexe pour d’autres. Cette expression c'est : starfallah !!
Je ne l’avais jamais entendu, moi, ce "starfallah"… expression pourtant familière pour presque tous les lycéens que j’ai rencontrés (pas loin de 600), quelles que soient leurs origines. J’ai donc fait ma petite enquête. Pour beaucoup, elle est utilisée en dehors de tout contexte religieux pour marquer son étonnement ou sa stupéfaction. Une sorte de « oh mon Dieu » ! Par exemple : vous racontez à un ami une bêtise que vous avez faite, il s’exclame : Starfallah !!
Mais c’est aussi le dérivé d’une autre expression « Astarfirullah » qui veut dire « je demande pardon à Dieu », en situation de blasphème ou de péché. Là, je comprenais mieux : avant même de connaître la réaction du Pauvre, certains élèves demandaient pardon à Dieu…Sujet toujours sensible donc...
Un jour, en représentation, j’apparais en Pauvre au fond de la salle, au milieu des spectateurs et Dom Juan me demande :
- Je te donne un louis d’or…Si tu jures.
Le Pauvre n’a pas eu le temps de répondre... Trois grands gaillards l’on fait à sa place, presque en chœur, à voix forte, en s’exclamant :
- Oh l’enculé !
Molière est toujours vivant, qu’on se le dise !
Le repas, le jeûne et Dom Juan.
Septembre 2017, Lyon
Ce matin, j’ai repensé à ma semaine de jeûne et randonnée…
C’était il y a un mois, exactement.
J’ai repensé surtout à ce moment où, après 6 jours sans manger, nous avons préparé collectivement le repas du lendemain, celui qui viendrait rompre notre jeûne. Nous avons coupé alors très finement d'énormes bouquets d’herbes fraîchement cueillies. Et ce n’était pas un supplice de préparer ce repas, le ventre vide. Au contraire, aucune souffrance mais de la joie, à ciseler, à humer, à toucher, à regarder…Je crois que ce plaisir fut plus intense, plus réjouissant, plus collectif que celui du lendemain, quand nous avons mangé notre salade de carottes aromatisée avec toutes ces herbes coupées la veille.
Lors de ce repas, le premier et le dernier partagé ensemble, certains ont même éprouvé une sorte de déception. Etrange…
Et, je ne sais pas pourquoi, j’ai repensé aussi à Dom Juan, dans l’acte IV.
Dans cet acte, Dom Juan ne cesse de réclamer à manger : « Que l’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra », «Me fera-t-on souper bientôt ?», «Vite, à souper!»…Et ce repas est toujours retardé, repoussé par des intrusions successives. Je devrais presque dire par des dettes accumulées qui réapparaissent successivement : dettes d’argent avec Monsieur Dimanche, dettes de cœur avec Elvire, dettes de sang avec son père…
Et quand le Commandeur arrive, à la fin de l’Acte, c’est pour inviter Dom Juan… à diner, le lendemain !
Mais juste avant l’arrivé du Commandeur, il y a ce moment étrange où Dom Juan est enfin à table, assis. Le repas arrive enfin, Sganarelle en chaparde un bout, Dom Juan le surprend, se lève et finit par lui dire : «mets-toi à table et mange»! Sganarelle s’assied et mange! Et Dom Juan, lui, regarde son valet manger : «Tu as faim à ce que je vois »!
Oui, à ce moment là, Dom Juan le regarde, servi par ses laquais, et il ne mange pas ! Il ne rompt pas le jeûne !
Peut-être sait-il, inconsciemment, que c’est son dernier repas ? Qu’il n’y en aura pas d’autres ? Alors il le repousse, il retarde l’heure fatidique ? Peut-être que son plaisir est plus grand, plus intense, à regarder l’autre manger plutôt que manger lui-même ?
Je ne sais pas…Mais j’aime bien cette idée : Dom Juan, lui, le jouisseur, celui qui succombe à toutes les tentations, celui qui se consume en vivant toujours au présent, et bien là, il ne mange pas ! Il ne veut pas s’endormir (pour toujours) dans la tranquillité d’une digestion ! Il veut mourir en pleine forme, vivant jusqu’au bout et affamé !